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Final

paradoxes du pur devenir

  Le paradoxe de ce pur devenir, avec sa capacité d’esquiver le présent, c’est l’identité infinie : identité infinie des deux sens à la fois, du futur et du passé, de la veille et du lendemain, du plus et du moins, du trop et du pas-assez, de l’actif et du passif, de la cause et de l’effet. C’est le langage qui fixe les limites (par exemple, le moment où commence le trop), mais c’est lui aussi qui outrepasse les limites et les restitue à l’équivalence infinie d’un devenir illimité (« ne tenez pas un tisonnier rouge trop longtemps, il vous brûlerait, ne vous coupez pas trop profondément, cela vous ferait saigner »). D’où les renversements qui constituent les aventures d’Alice. Renversement du grandir et du rapetisser : « dans quel sens, dans quel sens ? » demande Alice, pressentant que c’est toujours dans les deux sens à la fois, si bien que pour une fois elle reste égale, par un effet d’optique. Renversement de la veille et du lendemain, le présent étant toujours esquivé : « confiture la veille et le lendemain, mais jamais aujourd’hui. » Renversement du plus et du moins : cinq nuits sont cinq fois plus chaudes qu’une seule, « mais elles devraient être aussi cinq fois plus froides pour la même raison ». De l’actif et du passif : « est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? » vaut « est-ce que les chauves-souris mangent les chats ? » De la cause et de l’effet : être puni avant d’être fautif, crier avant de se piquer, servir avant de partager.

  Tous ces renversements tels qu’ils apparaissent dans l’identité infinie ont une même conséquence : la contestation de l’identité personnelle d’Alice, la perte du nom propre. La perte du nom propre est l’aventure qui se répète à travers toutes les aventures d’Alice. Car le nom propre ou singulier est garanti par la permanence d’un savoir. Ce savoir est incarné dans des noms généraux qui désignent des arrêts et des repos, substantifs et adjectifs, avec lesquels le propre garde un rapport constant. Ainsi le moi personnel a besoin du Dieu et du monde en général. Mais quand les substantifs et adjectifs se mettent à fondre, quand les noms d’arrêt et de repos sont entraînés par les verbes de pur devenir et glissent dans le langage des évé- nements, toute identité se perd pour le moi, le monde et Dieu. C’est l’épreuve du savoir et de la récitation, où les mots viennent de travers, entraînés de biais par les verbes, et qui destitue Alice de son identité. Comme si les événements jouissaient d’une irréalité qui se communique au savoir et aux personnes, à travers le langage. Car l’incertitude personnelle n’est pas un doute extérieur à ce qui se passe, mais une structure objective de l’événement lui-même, en tant qu’il va toujours en deux sens à la fois, et qu’il écartèle le sujet suivant cette double direction. Le paradoxe est d’abord ce qui détruit le bon sens comme sens unique, mais ensuite ce qui détruit le sens commun comme assignation d’identités fixes.  extrait de "Logique du sens" de Gilles Deleuze, 1969/2013 Éditions de Minuit.

À BIENTÔT !

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